Ne me laissez pas mourir
tout seul sur mon banc !

 

Cela fait quelques jours que je dors là, sur le même banc. En fait, j'erre de ville en ville depuis bien longtemps, sans but précis, mais surtout sans ami. Vous savez, je suis un de ces milliers de vagabonds, de miséreux, de S.D.F comme on dit aujourd'hui, que l'on voit traîner dans les rues des grandes villes. Je dois sans doute faire partie du paysage, à l'image de mes autres camarades de "galère", car les passants que je croise le matin, lesquels vaquent à leurs occupations de la journée, ne me voient même plus. Ils ne prennent même pas le temps de s'attarder quelques secondes pour lire le message inscrit sur la petite pancarte que je pose chaque jour sur ce banc qui me sert de résidence à temps plein, car j'ai décidé en effet que je n'en bougerai plus jamais jusqu'à la fin... de mon parcours.

Qu'y-a-t-il donc d'écrit sur cette pancarte ? En fait, je ne réclame plus d'argent pour manger ou pour me payer une nuit à l'hôtel. Non, rien de tout cela, à quoi bon continuer ainsi ! A la place, j'ai simplement écrit : "Suis-je encore un être humain à vos yeux ou dois-je "crever" comme un chien errant !" Tant que je n'aurai pas de réponse, je resterai là à supporter le regard indifférent, réprobateur, dédaigneux, (c'est selon !...), des passants. Je sais pertinemment que pour certains, je suis un fainéant, un parasite pour la société, une sorte de déchet qui fait tâche dans les rues bien propres de la ville. D'autres ne voudraient justement plus me voir traîner ainsi à côté de mon banc car le spectacle que j'offre n'est pas, il est vrai, des plus reluisants.

Certains notables d'ailleurs, n'ont-ils pas, dans un passé récent, pris des arrêtés municipaux pour jeter mes camarades hors des villes, surtout en période touristique.
Pourtant, j'ai été moi aussi comme eux, par le passé, quelqu'un de "bien propre sur lui..., bien sur tous rapports...", quelqu'un de fréquentable en quelque sorte. J'avais un travail, une maison, une femme, des enfants, une vie bien rangée avec le confort et des loisirs à volonté que je partageais avec de "vrais amis". La vie se déroulait de manière remarquable et, enfermé dans ma bulle, je ne me souciais aucunement de mon avenir, il n'y avait pas de raison de s'alarmer d'ailleurs. Et puis un jour, patatra..., j'ai tout perdu, boulot, maison, épouse, famille et amis, à cause du chômage, de problèmes d'argent, de santé et de relations qui se dégradaient dans le couple.

Vous ne pouvez pas savoir comme tout bascule vite dans une vie qui jusqu’alors nous souriait. Rien que de très banal finalement, me direz-vous, on en entend tous les jours de ces histoires qui arrivent aux autres... Seulement, je ne pensais pas que de tels problèmes pouvaient un jour me tomber dessus et que, finalement, je me retrouverais à la rue; pensez donc, une telle aventure, c'est pour les autres, les ratés, les perdants, les déchets de la société, mais pas pour moi en tous les cas !!...

Dans la rue, j'ai connu l'alcool, les bagarres, la saleté, les injures et j'ai rencontré des "galériens" de tous âges avec des histoires différentes et dramatiques qui les ont fait tomber eux aussi sur le pavé. J'ai fréquenté des centres d'hébergement où l'intimité de la personne n'est pas respectée, où, même si vous êtes à l'abri du froid, les rapports humains n'existent pas ou très peu. Des S.D.F s'y sont même vus refuser l'accès à cause des chiens qui les accompagnent, pourtant des compagnons de "galère" fidèles et indispensables pour tenir le coup dans la rue.

Aujourd'hui, je suis fatigué, usé, résigné, déprimé et je me rends compte que je n'intéresse plus personne. Je me noie au milieu d'une société de plus en plus aride sur le plan des contacts humains. Pourtant çà s'agite autour de moi, les passants, les voitures, les bruits de la ville, mais personne ne me voit assis sur mon banc, personne ne lit sur mon visage ma détresse, ma solitude. Je ne suis même pas une chose, car je n'existe plus !...

D'où la question sur ma pancarte, rappelez-vous ! Si personne ne me répond, je n'ai dès lors plus aucune raison de continuer cette existence miséreuse. Sans amour, sans tendresse, sans personne à qui se confier, ce n'est pas tenable, c'est déjà l'enfer sur terre... J'en perds jusqu'à ma dignité, c'est ce qui reste en dernier, après c'est fini ! C'est pour cela que j'ai décidé de mourir sur mon banc, d'arrêter ici mon errance, puisque ma route n'a pas de but précis. Personne ne m'attend nulle part et la société n'a pas besoin de moi pour continuer son chemin. Comme tant d'autres dans mon cas, nous ne comptons plus, nous ne servons plus à rien, nous dérangeons même...

Je vais mourir de froid ou peut-être sous les coups de rôdeurs et on me retrouvera au petit matin allongé sur mon banc, mais tout le monde s’en moquera. Je ne serai désormais plus qu’un fait divers banal qui fera trois lignes dans le journal local.
De grâce, pour la dernière fois, écoutez-moi avant qu’il ne soit trop tard ! Ne me laissez pas mourir tout seul, ne laissez plus crever comme des rats mes camarades de galère qui, comme moi, dorment un peu partout sur certains bancs de France et de Navarre. Avant de partir, je veux vous crier que l'indifférence, l'égoïsme, sont deux fléaux qui rongent jour après jour votre société soi-disant moderne. A l'heure des nouvelles technologies de la communication, on ne sait même plus simplement tendre la main ou jeter un regard de tendresse vers celui qui se trouve démuni et dans une détresse morale insupportable.

Pourtant, je peux vous dire que l'exclusion n'a rien de virtuelle aujourd'hui. En nous laissant mourir dans la solitude et la misère, cette société se déshumanise dangereusement et, dès lors, perd peu à peu ses fondements les plus essentiels. Et si demain, c'était vous qu'on abandonnait ainsi à son triste sort, y avez-vous déjà songé ! Aucun être humain, quelle que soit sa vie passée, ne mérite de finir dans un tel dénuement affectif et matériel, surtout pas dans un pays dit économiquement développé ! Une société qui en vient à l'accepter, et ceci sans bouger le petit doigt, ne vaut plus grand chose et plonge irrémédiablement vers la décadence !

Pour l'amour de Dieu, regardez-moi, regardez-nous au moins une fois dans les yeux lorsque vous nous croisez dans la rue. Vous y verrez alors que nous possédons aussi une âme qui recherche, comme vous, un peu de tendresse, de CHALEUR HUMAINE !

Texte dédié à toutes celles et ceux qui n’ont plus la force de crier leur désespoir !

Guy GILLET

retour au sommaire